Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

"SE RECYCLER" ? (UN ÉTAT DES LIEUX DÉJÀ ANCIEN DES "ÉTUDES LITTÉRAIRES")


Au hasard des découvertes, ce court article signé par Marc Angenot en 1985, « Pour en finir avec les études littéraires », issu d’un numéro de la revue Liberté sous l’enseigne thématique « Universitaires* ». C’est moins le propos ironique (sinon satirique) et iconoclaste qui retient mon attention que, trente ans plus tard, l’effet de lecture rétrospectif, involontairement généré par ce papier : le discours d’un symptôme et le symptôme d’un discours, qu’on ne peut pas ne pas mesurer aujourd’hui au déclin effectif des « lettres », corrélé à la « crise » plus ample des humanités. Certes, l’article réserve sa part de lucidité avec des zones d’ombres ; mais il convient plutôt d’interroger ici le diagnostic qu’il porte sur l’enseignement de la littérature, selon un regard croisé entre la France et le Québec, et ses présupposés souvent polémiques.
« Il va falloir songer à se recycler » (p. 33). Une telle conclusion, adressée à l’étroite communauté de savants dont l’objet de moins en moins stimulant s’appelle littérature, a pu être reçue comme dérangeante ou prématurée, et peut sembler inversement prophétique. Angenot y parvient au terme de trois mouvements que je qualifierai (à condition d’avoir entendu sa démonstration) de modèle humanistique ; de modèle moderniste ; et de modèle théoriciste. Le premier s’est illustré en France avant mai 68 surtout ; inséparable des impulsions de la Révolution tranquille, le deuxième s’est vérifié au Québec, en même temps que se constituaient un corpus et une historiographie littéraires à caractère national ; le dernier est à la fois une résultante et un « antidote » (p. 30) contemporains. En vérité, ces trois paradigmes ne représentent pas si simplement des synchronies détachées et/ou successives ; ils n’appartiennent pas en propre soit à l’Europe soit à l’Amérique du Nord. Ils admettent de nombreuses circulations et migrations épistémologiques et méthodologiques entre les continents et les pays. Mais ils se traduisent par le même constat : une désaffection aggravée ou phase de « coma dépassé » (p. 31) des départements littéraires.
De quoi s’agit-il ? Ces trois modèles manifestent ce qu’Angenot appelle la « clôture universitaire » (p. 27), qui a d’abord placé au dehors la littérature jusqu’à se substituer finalement à elle, cet art ayant « cessé d’intéresser » (p. 31) ou n’occupant plus de place « visible » et « légitime » (p. 30), ce qui explique en retour que la « demande sociale » (p. 33) pour recruter un personnel qualifié en ce domaine se soit en proportion amenuisé dans les établissements. Ainsi, au temps où l’on étudiait Nivelle de la Chaussée, Boileau ou Sully-Prudhomme, l’université ignorait délibérément Éluard, Aragon, Sartre ou Camus, c’est-à-dire les « écrivains vivants » (p. 27) et novateurs. Un changement s’est opéré dans les années soixante lorsque les auteurs du temps ont progressivement investi « la fonction des grands morts poussiéreux » (p. 28). Enfin, pratiquer « l’étude des études littéraires » (p. 31), Proust vu par Deleuze, Racine d’après Barthes, a constitué « une autre formule » (p. 30) à mesure que la littérature devenait « moribonde » (p. 32), les ventes de livres les plus significatives étant motivées ponctuellement par les programmes des cégeps et des universités. Dans le cas français, l’analyse s’étendrait par exemple à la loi des concours – des classes préparatoires à l’agrégation.
La prémisse commune à ces trois paradigmes, dont l’évolution institutionnelle, « l’élargissement de l’accès » (p. 29) du public étudiant à l’enseignement supérieur, les mutations épistémologiques internes à la discipline représentent autant de facteurs déterminants, c’est chaque fois la déperdition de la littérature – en termes de prestige et d’aura, observation qui nourrit de nos jours nombre d’idéologies réactionnaires sous couvert d’humanisme et de défense des valeurs primordiales de la culture… Telle n’est pas l’optique d’Angenot, dont le récit emprunte par ailleurs bien des raccourcis en les assumant. Suggérées à titre ironique, les solutions de rechange pour « louvoyer, panacher, réveiller l’attention moribonde » seraient par exemple de mettre au programme « Platon, Tintin, Nivelle de la Chaussée et Derrida » (p. 31) – à la manière des Cultural Studies. Ou plus radicalement, inventer la littérature « nous-mêmes ! » en « transformant la classe en cours de création littéraire » (p. 32), usage largement répandu en terres américaines…
Dans cet état des lieux démystificateur, et pratiquement sans concession, ce qui fait défaut pourtant ce sont moins les preuves sous l’espèce de faits et de chiffres que les termes mêmes de l’analyse. À commencer par la catégorie « études littéraires » qui est d’emblée admise sans jamais être questionnée. Sans doute se décline-t-elle sur le mode anglophone des Studies ; peut-être l’appellation est-elle également gouvernée par des réalités plus locales que générales. Créée en 1969, l’Université du Québec à Montréal (dite UQAM, affiliée à l’Université du Québec), possède par exemple un « Département d’études littéraires ». Quoi qu’il en soit, le pluriel « études » dont « littéraires » n’est plus qu’une composante, lui donne une extension (et, subséquemment, une indétermination) telle qu’en cette valeur apparemment intégratrice elle efface aussi nécessairement de multiples spécificités. Du moins ne saurait-elle être tenue pour un équivalent strict de « Littérature » ou de « Lettres », dont les emplois se règlent sur des traditions institutionnelles, disciplinaires et nationales historiquement variables.
Mais le point névralgique est encore ailleurs, dans la liaison systématique posée comme « axiome dissimulé » (p. 28) de l’institution entre les « études littéraires » et la « littérature », suivant une logique d’implication et d’explication réciproque et continue. À la source d’amalgames récurrents dans la rhétorique contemporaine de la crise, le nœud polysémique qui entoure « littérature » n’est pas non plus dénoué. Car de quoi parle-t-on ? D’une expression artistique, dont le mode de symbolisation est le langage ? de l’ensemble des œuvres ainsi produites ? d’un institution culturelle ? d’un objet de connaissance ? d’une discipline ? Bien qu’Angenot marque l’indépendance de chaque terme, la frontière n’est pas toujours si claire. Lorsqu’il s’amuse du réflexe conservateur de l’université, longtemps attachée aux textes canoniques du passé, en attendant que « le mystérieux Jugement de la Postérité » (p. 28) s’exerce sur les œuvres contemporaines et fasse définitivement le tri, en dehors d’une saisie sociologique du phénomène il s’abstient néanmoins de donner les critères qui rendent telle littérature « légitime » (p. 30) sinon par les acteurs – dont les savants et les universitaires – qui la légitiment. Pour toute théorie de la valeur, ce qu’il appelle en discours rapporté « la bonne et vraie littérature instituée » (id.) – instituée, donc – on n’a qu’un raisonnement circulaire.
De même, les raisons du déclin de la littérature elle-même ne sont pas présentées, « l’honnête homme amateur de livre » – autre fiction ou abstraction – « passionné de littérature novatrice, attentif au mouvement littéraire » devenant « une réalité sociologique des plus évanescente » (p. 29). En fait de critique, c’est une théorie du public qui manque cette fois. Du reste, si c’est pour vérifier le pouvoir d’assimilation des créations contemporaines, particulièrement au Québec, par le monde du savoir qui exerce sans discernement une « activité anxieuse et envahissante » et pour tout dire « nuisible » (p. 33), – « comment proclamer aujourd’hui : je suis l’avant-garde ; j’expérimente la nouvelle écriture, je suis incompris, les philistins me dédaignent, la preuve : je ne suis qu’au programme des cégeps de Saint-Jovite et Rivière-du-Loup ? » (p. 30) –, ce n’est pas seulement l’évanescence du lecteur qui est en cause mais, plus gravement, le déficit de « grands écrivains légitimés par les trompettes de la renommée » (p. 32). La sociologie a besoin du mythe et du sacré qui lui servent de cibles à dévoiler.
Sa position n’est pas si différente de l’institution dont elle démarque les limites. Car, faute de critères, elle ne démontre pas davantage de capacité à lire au présent les œuvres, et il est remarquable que le propos daté du milieu des années 80 se situe à un tournant de la littérature québécoise, à un moment de mutation du champ littéraire français. Du côté des « études littéraires », cette chronique d’une mort annoncée se fait sans tenir compte de la concurrence des disciplines entre elles, par exemple – passé le Linguistic Turn – des rapports qu'a entretenus cette activité de longue tradition avec la montée en puissance des sciences sociales, ni même des réorganisations globales – moins visibles, il est vrai, mais déjà amorcées à l’époque – du monde universitaire en direction d'une « économie de la connaissance ». Le devenir de la « littérature » ne se sépare pas des disciplines fédérées au gré des cartographies épistémologiques et/ou institutionnelles dans le champ des humanités. La question n’y est plus d’ordre social mais politique, le déclin mais aussi la résistance de la discipline s’inscrivent dans l’interaction savoir/pouvoir inhérent au capitalisme cognitif, tel qu’il est mis en œuvre par les organismes privés et les États.
Trente ans après, le chant funèbre et ironique de Marc Angenot conserve sa pleine actualité. La situation ne s’est guère améliorée, elle s’est répétée et certainement amplifiée. Elle a peut-être empiré. Mais les raisons d’un tel phénomène sont plus complexes et variées que ne le pensait l’auteur. L’analyse appelle enfin le doute sinon la perplexité. Car aussi moribonds qu’ils soient, les départements incriminés ont survécu au terme de trois décennies, inégalement sans doute, mais ils continuent d’exister en dépit des coups portés par les « gouvernances » universitaires, l’idéologie des réformes et les décisions émanant des ministères de tutelle. Il faut donc croire que la discipline littérature obéit à une fonction qui n’est pas sans objet ni fondement – une fonction qui engage au quotidien les oeuvres (toujours là...), les acteurs et les connaissances qu’ils produisent.


* « Pour en finir avec les études littéraires », UniversitairesLiberté, vol. 27, nº2, (158) 1985, p. 27-33.