Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

RELIGION, NORME, DÉMOCRATIE. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN

Le texte qui suit a une histoire, il est même résolument daté. Aussi bien par ses objectifs et sa méthode que par les connaissances et les lectures, le ton et la capacité d’analyse. Il appartient plus à l’archive personnelle, un inédit, qu’à l’activité en cours de recherche. Il a longtemps voisiné avec l’oubli, même si l’observation du phénomène s’est poursuivie pour moi selon d’autres chemins, d’autres traverses. Au départ, il prend place dans le cadre d’un chantier collectif, à l’initiative du groupe Polart (http://polartnet.free.fr/chantiers/chantiers.php) vers 2002-2003, suite à la publication de l’ouvrage de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Seuil, 2002 / 2016). Il est de multiples raisons, contingentes et nécessaires, à l’échec de ce chantier. Et le terrain a été plus récemment investi par des instruments et des regards différents. Voir Marc Angenot, La Querelle des « nouveaux réationnaires » et la critique des Lumières, Montréal, Discours social, XLV, 2014 ; Pascal Durand et Sarah Sindaco, Le Discours « néo-réactionnaire », Paris, CNRS Éditions, 2015 (références déjà signalées dans mon post du 07.08.16). Le texte devait être initialement centré sur le cas Marcel Gauchet et spécialement La Démocratie contre elle-même (Gallimard, 2002). Depuis l’auteur a complété un long ouvrage, L’Avènement de la démocratie (2007-2017) en quatre volumes ; une telle publication dénonce les limites des quelques critiques exposées ci-dessous. Il y reste néanmoins un centre problématique, que je donne par fragments successifs, avec quelques retouches minimales. Parole située, quoi qu'il en soit.

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En 1980, lorsque paraît le premier numéro du Débat, un diagnostic global accompagne la présentation de la revue. Une époque tombe alors sous le coup d’un jugement brutal : « Le Débat, parce qu’en France il n’y en a pas[1] ». L’objectif se voit d’emblée défini, d’une part restaurer le dialogue, d’autre part réinventer la pensée : « Le Débat est ouvert à tout et à tous » (id.). Une volonté de transcender les clivages idéologiques s’affiche : « entre la gauche qui voudrait se renouveler » et « la droite qui refuserait de se répéter[2] ». Il s’agit en fait d’abattre tous les dualismes qui sclérosent l’esprit au nom de l’impartialité et de la liberté : « entre le savant et l’administrateur, l’écrivain et l’utilitaire, l’intellectuel et le technicien » (id.). Depuis, l’éthique intellectuelle, fondée sur « la confrontation » (id.), s’est éclipsée. Les intentions l’ont cédé à une inspiration essentiellement libérale et conservatrice.
Mais le diagnostic d’origine s’est répandu. L’absence de débat serait aujourd’hui générale. Avec « la mort des intellectuels », ce motif fait partie du nouveau Dictionnaire des idées reçues. Le débat fait toujours figure de cheval de bataille mais sa nécessité nourrit à proportion la mélancolie des contemporains. Son reflux dramatique, sans cesse martelé et imposé comme une évidence qu’on n’interroge plus, serait le signe d’une crise profonde de la démocratie à laquelle les incertitudes du pouvoir et les aléas collectifs les plus récents apporteraient la suprême confirmation. De ce néant singulier certains se satisferaient, donnant libre cours au cynisme ou au nihilisme. D’autres s’efforceraient au contraire de réintroduire l’échange et le partage d’idées. Dans chaque cas, la question du débat représente ce laboratoire unique où se construisent à la fois un usage de la critique et une pensée du politique.
C’est la valeur de ce rapport qui sera au centre des lignes qui suivent. La disparition du débat ou son retour sous la forme d’un impératif catégorique illustrent selon des versants opposés un même modèle politique, des conceptions corrélées de l’histoire, du sujet et de la société qui s’enracinent en dehors de toute discursivité. L’idée de démocratie, pourtant intrinsèquement liée à la catégorie critique et politique du débat, en ressort mutilée. La littérature et l’art en sont les distants révélateurs à travers le rôle marginal qu’ils occupent au sein de cette économie, et montrent rétroactivement quel statut est le leur quand se trouve en jeu la réinvention du politique, c'est-à-dire finalement la critique de la démocratie.
Une étude de cas vérifiera cette proposition d’ensemble. On se concentrera ici sur Marcel Gauchet, l’un des membres fondateurs du Débat. Tour à tour éditorialiste, philosophe, historien et même discret militant, son parcours est exemplaire par le style intellectuel qu’il a su imposer. Style circonstanciel, objet de tant d’éloges aujourd’hui, expression d’une philosophie politique qui ne se pratique pas, à des degrés divers, sans la discussion, la controverse ou la polémique. L’ouvrage emblématique reste sur ce point La Démocratie contre elle-même, ensemble d’articles parus de 1980 à 2000 dans plusieurs numéros du Débat. Cette philosophie en acte qui expose ses procédés aspire à fonder une anthropologie, et spécialement une anthropologie démocratique. Mais dans sa dimension politique ce projet se trouve subordonné à une interprétation littéralement religieuse de l’homme : il ouvre sur une métaphysique du lien. Le débat est ce genre de la pensée qui règle moins les différends et les opinions qu’il ne conjure d’abord la séparation tragique entre les individus, source immédiate de leur existence au présent.

(...pour la suite du texte, se reporter à chaque "post").




[1]  Le Débat, n° 1, mai 1980, Paris, Gallimard.
[2]  Le Débatn° 1, mai 1980, Paris, Gallimard, 4e de couverture.