Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

LE TRAVAIL SUR SOI

En relisant la conversation à double ou multiple voix de l’auteure de Ce que fait un angliciste (http://journaldetravail2008.blogspot.ca), j’essaie de m’expliquer le durable effet d’écho des deux phrases liminaires (14 septembre 2016) : « Je continue à me demander bien ce que je fais. Pas tant pour le minimiser, ce serait le point de vue individuel – mais essayer de le situer, alors que je lis et j’observe tant et tant d’actes de situation, de soi et des autres lus. » 

II. Le travail sur soi

À un premier niveau, c’est exactement le genre de question que la routine universitaire tend à confisquer. D’une part, parce qu’elle disparaît aussitôt dans le quotidien des tâches pratiques, et les bureaucratisations croissantes des personnels chercheur et enseignant ne contribuent guère à la faire émerger. Au métier de « savant », il est de plus en plus demandé d’être opératoire et fonctionnel (à la fois corvéable et redevable), non de demander en retour à soi-même (et/ou à l’institution, à la société, à l’État) ce en quoi il consiste, pire encore ce qu’il fait ou même devrait faire à son plus ordinaire. À ce titre, se demander ce que je fais est (ou est devenu) la position la plus diamétralement opposée à ce qui se fait, alors que dans les virtualités critiques (et même autocritiques) dont elle se trouve porteuse, une telle attitude possède la simplicité et l’efficacité d’un retour au fondement. Dans le même registre, le développement exponentiel dans nombre de pays à économie post-capitaliste des recherches sur programmes (avec leurs organismes de tutelle, ANR, CRSH, FQRSC, etc.) tend plus radicalement à interdire la question, puisqu’on n’y évalue que des pensées pré-thématisées, des connaissances à rendements et à résultats, des chantiers reconnaissables, orientés et balisés.
À un deuxième niveau, c’est incidemment le genre de question qui serait sanctionnée comme l’expression d’un oisif. « Tu as bien du temps (à perdre) pour (te) poser une question comme celle-là »... Et c’est pour cette raison – son caractère en apparence aussi futile que luxueux – qu’elle se révèle tellement cruciale. Ce que je fais est, tourné vers ce qu’il y a à en comprendre et à (en) savoir, du même geste ce qu’on se fait à soi-même et aux autres dès l’instant où on l’énonce. Ce travail sur soi (au sens premier du terme) ne ressortit pas à l’autobiographique même s’il se charge également de la sphère privée et de ses affects. Il s’y loge d’abord intensément de mise en doute, d’inquiétude, ensuite de sens des enjeux comme de désir et d’énergie à élucider. S’il est inséparable en même temps de l’acte de « situer » le « point de vue » que l’on cherche à inventer et à tenir, difficile toujours à démêler et à éclaircir, c’est que ce travail procède lui-même d’un effet d’étrang(ère)té. En effet, poser la question c’est déjà, mais obscurément, admettre qu’à ce stade-ci le « je », à la fois, et à part égale, objet et sujet de l’action, ne ressemble plus à ce qu’il faisait sans savoir alors qu’il le faisait. Il y faut bien entendu la maturité et la réflexivité de tout un parcours singulier. Mais poser la question, c’est aussi implicitement considérer qu’en l’état elle demeure largement invisible, ou peine à apparaître, dans le champ d’écoute qui est le sien, les noms et les œuvres, les dialogues et les analyses qui s’y conduisent – et qui permettent de la construire.
D’une telle démarche, absolument nécessaire pour « faire » et continuer de « faire », il me viendrait pour finir deux remarques de détail. L’une est qu’à certains moments elle m’a fait curieusement songer à ce texte non moins original de Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse (Raisons d’agir, 2004) dont l’auteur a pris soin à la manière surréaliste d’écarter tout lien avec l’autobiographie ; l’optique y est certes fort différente, mais conclusion d’une longue enquête qui passe par Homo academicus, La Noblesse d’État, Les Règles de l’art et Méditations pascaliennes, elle inclut dans sa pratique ou la condition de sa pratique la connaissance du sujet de la connaissance. L’autre est qu’un tel travail – ce que fait un angliciste – est définitivement absent du champ où je me place, et je ne perçois pas (en espérant l’affirmer en toute erreur) que les éléments soient actuellement réunis pour qu’une entreprise comparable y voit le jour.