Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

FAIRE ESSAI DE TOUT ?


Texte clair et efficace de Christy Wampole, « The Essayification of Everything1 » dans le New York Times du 26 mai 2013, qui participe d’un d’intérêt plus large et accru ces dernières années pour le genre sinon la forme « essai2 ». Cette qualification d’ailleurs hésitante gouverne l’article. À la source de malentendus nombreux et répétés, l’essai désigne ici une « short nonfiction prose with a meditative subject at its center and a tendency away from certitude ». Mais il est à juste titre rappelé qu’il ne cesse de déborder les limites génériques puisqu’il traverse également le roman, le film, la création photographique, plus ambigu aussi dans ses résonances éventuellement foucaldiennes : « life itself ». Au terme d’une brève histoire, suivant des filiations et des pratiques nationales distinctes – française autour de Montaigne (auquel l’auteure accorde sa préférence), anglaise à partir de Bacon, – ce qui importe plus fondamentalement à Wampole est la valeur éthique de l’essai, déclinée à plusieurs reprises : par nature « flexible », celui-ci engage « the nuanced process of trying something out » ou « trying out the heretofore untried » et encore « approaching everything tentatively ». En bref, du fait de son indécidabilité chronique il exige que nous nous familiarisions avec l’ambivalence jusqu’à l’apprivoiser sans vraiment y parvenir. Cette valeur éthique, pleine de risques, régulièrement opposée au mode de penser dogmatique qui domine la vie politique et sociale, explique à la fois le manque et le besoin de l’essai. Dans des collectivités réglées sur le paradigme communicationnel, le genre se maintient qui embrasse aussi bien les petits riens de l'existence ordinaire que les questions anthropologiques majeures, sociales, raciales, sexuelles, etc. Travaillant les évidences dans le sens contraire de la perplexité, du doute et de l’incertitude, il devient ainsi possible de faire essai de tout. Indicateur essentiel encore : c’est en régime romanesque chez Musil notamment que l’idée d’essayisme (essayism / Essayismus) retrouve sa fonction pleinement expérimentale contre la catégorie polémique en usage. Cette force du dire est encore impliquée dans « expressive mode ». Cependant, lorsqu’elle s’apparente à « a way of life », elle se prête à de possibles esthétisations, ce que ne semble pas relever l'auteure. Les genres de discours variés qu’indexe l’essayisme contrastent certes avec les formes codifiées et institutionnalisées du savoir : « Much of the writing encountered today that is labeled as “essay” or “essay-like” is anything but. These texts include the kind of writing expected on the SAT, in seminar papers, dissertations, professional criticism or other scholarly writing; politically engaged texts or other forms of peremptory writing that insist upon their theses and leave no room for uncertainty; or other short prose forms in which the author’s subjectivity is purposely erased or disguised. » Au nom du singulier des expériences, liant dire et vivre, des écrivains se sont également saisis de l’essai par résistance à la rationalité classique du concept. Il est néanmoins des espèces mouvantes et bâtardes, qui ne ressortissent ni à la parole artistique ni à la parole savante mais qui, exploitant l’ambivalence fondatrice de l’essai, s’en font un gage de qualité. Ce sont les essais-mimes ou les mimes d’essais à thèses racoleuses ou spectaculaires qui assurent les ventes de librairie au détriment de l'érudition, occupent les ondes ou les écrans, sans plus tenir les rigueurs du concept ni l’inventivité de l’écriture. Des essais cultivés qui font la culture. Des  œuvres littéraires ils empruntent plutôt la liberté de ton et l’exemplarité de l’expérience pour s’émanciper ou mieux contourner les méthodes et les contrôles de la connaissance, prenant à rebours les discours professionnels. Très entendus, ils font aussi essai de tout, en esthétisant ce tout – de l’art, des usages de la lecture, du corps et de l'âme, du mal et de la morale comme de l’histoire politique et sociale, recyclant dans le beau style des lieux communs les savoirs qui ont fait leurs preuves.


(1) Christy Wampole, “The Essayification of Everything”, The New York Times, 26 mai 2013, sur le forum “The Stone”. http://opinionator.blogs.nytimes.com/2013/05/26/the-essayification-of-everything/?_r=0. Professeure à l’université Princeton, l’auteure est spécialiste des littératures française et italienne (XXe-XXIe siècle).
(2) Regard en complément sur un segment récent du champ français, en plus des références proposées par l’auteure (Sarah Bakewell, Phillip Lopate, Carl H. Klaus et Ned Stuckey-French) : Irène Langlet, L’Abeille et la balance. Penser l’essai, Paris, Classiques Garnier, 2015 ; Vincent Ferré, L’Essai fictionnel. Essai et roman chez Proust, Broch, Dos Passos, Paris, Honoré Champion, 2013. La liste est ouverte.