Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

« REMOTENESS » – UNE INTERVENTION DE TERRY EAGLETON



Dans la dernière décennie, les sonneries de glas se sont tellement multipliées au nom de l’université, de la recherche, de la pensée, que l’intervention publique dans ce domaine semble désormais relever du rituel. Ce qui, en retour, n’interdit nullement de lui faire accueil, d’y porter s’il le faut un regard perplexe ou critique, d’en poursuivre les motivations. Au contraire, s’il est une question difficile à contourner ou à ignorer, dont de telles réactions représentent au mieux le symptôme dérivé, quand elles n’accompagnent pas occasionnellement des mouvements sociaux de plus vaste ampleur, c’est bien de savoir ce qu’il advient au savoir – aujourd’hui. On ne parle plus de ses usages traditionnels sinon routiniers (qui, certes, ont toujours cours comme si de rien n’était dans le meilleur des mondes) mais des conditions de possibilité pratiques et théoriques, économiques et politiques du savoir, eu égard à ses modalités d’invention, de circulation et d’action.
À ce genre de discours, dont il n’y a pas vraiment lieu de contester l’insistance mais plutôt d’apprécier l’impact réel auprès du public, s’attachent quelques-unes des voix les plus vénérables du « milieu », alliant renommée et pédagogie. Ainsi, d’un bord à l’autre de l’Atlantique, en écho à la tribune jadis signée par Stanley Fish dans le New York Times du 11 septembre 2010, « The Crisis of the Humanities Officially Arrives1 », la position non moins alarmante de Terry Eagleton, « The Death of Universities » qui lui succède à peine trois mois plus tard dans le quotidien britannique de gauche, The Guardian2. Du reste, la réflexion qui articule ici le destin des « humanities » à celui des « universities », et réciproquement, ne se comprend pas en dehors des mobilisations étudiantes de cet automne-là, avec leur échelle de violence propre, contre les coupes budgétaires et le projet de loi du gouvernement visant à augmenter les frais de scolarité. Se donnant le bénéfice de l’histoire, Eagleton recadre cependant les événements, qu’il mesure aux fondements plus généraux de l’université moderne, en particulier à sa fonction critique au sein d’une collectivité donnée : c’est seulement « from time to time, as in the late 1960s and in these last few weeks in Britain » que « that critique would take to the streets, confronting how we actually live with how we might live » – avec sa réserve d’utopie, donc. Pour le reste, les références de l’auteur s’enracinent dans le monde anglophone (ou une portion du monde anglophone), selon une rapide comparaison avec la situation états-unienne.
Il importe peu, à vrai dire, que ce texte de nature résolument circonstancielle date en effet. À première vue confortable, l’exercice de lecture à distance permet d’en visiter d’une autre façon l’argumentaire, et de dégager ce qui en lui appartient au temps journalistique et au temps critique (ou plus précisément métacritique), puisque tel est l’enjeu qu’en priorité l’auteur entend objectiver. D’une telle contribution il est évident qu’on n’attend guère une analyse de fond mais seulement quelques propositions dans le but de les faire résonner. C’est d’abord sur la tradition que s’appuie Eagleton en prenant l’université « in the classical sense of the term », lorsque les « humanities » (déclinaison ouverte de l’histoire, de la philosophie, des arts, de la littérature « and so on ») qui en sont à ses yeux constitutives, ont pris leur forme actuelle au tournant du XVIIIe siècle. Or le premier constat qui en découle est l’interrelation entre le capitalisme (industriel) et l’université (à orientation humanistique), dont la genèse est très vaguement dessinée (« more or less twinned at birth »).
L’énoncé se révèle néanmoins central en ceci que le débat n’engage pas tant l’émergence d’un groupe de disciplines, aussi anciennes désormais que fondatrices, qu’un certain paradigme du savoir, maintenant contrôlé, amoindri ou remodelé par les politiques de recherche au niveau national et transnational. C’est donc en vertu de la même prémisse, qui tient les « humanities » comme la condition première de l’université, que Eagleton conclut à l’inverse que « universities and advanced capitalism are fundamentally incompatible. » Ce qu’on savait déjà. En concurrence avec ses homologues neo-capitalism, late capitalism ou post-capitalismle terme advanced capitalism caractérisant l’économie des sociétés post-industrialisées ne doit rien au hasard qui emprunte à la tradition marxiste et spécialement à l’école de Francfort. Mais il laisse entendre que l’évolution de l’université, au cœur des inquiétudes et des polémiques, est tributaire (« more or less », devrait-on ajouter…) de l’histoire du capitalisme lui-même, dont les formes ne sont pas spécifiées. Aux yeux de Eagleton, le point de fracture symbolique se situe au moment Thatcher, dont certaines mesures inspiratrices ou anticipatrices ont ouvert la voie à une réorganisation et à une rationalisation nouvelles des établissements de savoir, appliquées dans de nombreux pays (non exclusivement européens) une ou deux décennies plus tard : dès 1980 donc, les tuition fee hikes à l’adresse des étudiants étrangers ; l’Education Reform Act de 1988 ; la dissociation des ressources entre enseignement et recherche couplée aux supervisions du Universities Funding Council3, etc. Cette allusion permet de rappeler ici opportunément que les politiques souvent qualifiées de « néo-libérales » n’émanent pas mécaniquement des besoins du marché, mais, comme le montre parmi d’autres l’exemple anglais, de la décision des États.
Pourtant, ce n’est pas à la causalité économiste que s’en rapporte Eagleton. De même que les enjeux liant capitalisme et université dépassent de loin les droits de scolarité, les réformes des années quatre-vingt ont soldé plus gravement « the role of academia », et spécialement des « humanities », lesquelles n’entretiendraient plus que le status quo social. À rebours, la logique des fonds ne saurait par elle-même corriger cette situation dégradée en trente ans, et, quoi qu’il en soit, l’avenir serait à une diminution programmée (plus encore qu’à la disparition) des disciplines en cause : « Governments are intent on shrinking the humanities, not expanding them ». Ainsi est-ce avant tout comme « centres of critique » que les universités ont été mises à mort. En regard, cette capacité reconnue des « humanities » à lancer « a critique of conventional wisdom » s’est adossée à un état institutionnel dont la dynamique primordiale a été pendant longtemps de stimuler et de protéger « the kind of values for which a philistine social order had precious little time ». En bref, c’est à sa paradoxale mise à l’écart – à la fois force et faiblesse – distance voire éloignement, mais non isolement – « remoteness » – que l’université à vocation humanistique a dû ce pouvoir de questionner, tout en demeurant « ineffectual ». À l'inverse, la rabattre à la manière entrepreneuriale sur un « corporate research institute », ce qui est le but explicitement poursuivi par les doctrines managériales, cela est non seulement trompeur (« deceptive ») mais revient à nier plus radicalement sa définition.
À découvrir de la sorte la thèse de Terry Eagleton, il subsiste néanmoins plusieurs éléments latents, qu’il convient d’expliciter ou de déplacer.
1. En termes de stratégie politique, il est effectivement plus habile pour les instances législatrices et décisionnaires de chercher à affaiblir plutôt qu’à détruire les composantes épistémologiques des « humanities » au niveau d’un « agreeable bonus », au mieux une sorte de plus-value de culture pour qui se destine plutôt à des études en engineering, law ou medecine. C’est le meilleur moyen de leur soustraire leur réactivité, et d’en contourner les mécanismes de résistance. De ce point de vue, la question inaugurale de l’article, « Are the humanities about to disappear from our universities ? » appelle une réponse dont la leçon demeure implicitement pessimiste, comme le montre en suivant la démonstration de Terry Eagleton : « The question is absurd ».
2. Ce dont témoignent néanmoins les changements structurels du monde universitaire, c’est que les disciplines déclinantes voire fortement précarisées sont toutes les produits de l’histoire. À ce titre, bien qu’il soit légitime en apparence de poser que les « humanities » sont conditionnelles à l’université, un tel discours est d’abord à même de convaincre (parce qu’ils l’ont en réalité déjà admis) les enseignants, les étudiants, les chercheurs qui y travaillent voire les familles et les classes sociales qui y ont intérêt. Au lieu de quoi il apparaît d’abord pour ce qu’il est – non pas un discours universel (allez, disons : « partagé »), de moins en moins consensuel, mais une croyance ou un effet de croyance propre à l’univers de l’université. Du moins n’est-ce pas sur le mode de l’essence que la relation de nécessité entre « humanities » et « universities » peut être énoncée et débattue.
3. Il est certain que pour défendre ces disciplines l’argument par la négative se révèle lui-même d’emblée déficitaire : « They don’t cost much to be housed ». Mais il est inversement impossible de ne pas lier les mutations du capital, des idéologies (discours et pratiques) qui le portent, au devenir cette fois interne – épistémologique – des disciplines humanistiques, la façon dont celles-là altèrent ou même transforment celles-ci.
4. Concernant le statut de la « critique », Eagleton en reste à une analyse institutionnelle globale sans l’accorder à l’histoire intellectuelle britannique par exemple, qu’il suppose au lieu d’en déployer quelques noms, dates ou événements, alors qu’elle représente aussi partie de son histoire théorique et motive sa démarche personnelle. Sur cet angle précis, on ne peut s’empêcher – d’ailleurs – de regarder à titre comparatif et surtout contrastif le cas français. Haut lieu de la théorie dans les années soixante, au point qu’une partie du corpus a été exportée outre-Atlantique à l’image des Cultural Studies elles-mêmes avec la fortune que l’on connaît, sous l’appellation plutôt exotique de French Theory (comme il existe des French drains, des French doors ou un French kiss), les coups successivement portés par les ministères de la recherche et de l’enseignement supérieur depuis le début des années 90, plus intensément au milieu des années 2000, ont laissé bien des acteurs issus du champ des « humanités » démunis en fait d’instruments et de concepts, et ce, en dépit des combats syndicaux ou associatifs. Exemple caricatural, s'il en est, celui des littératures française et comparée, alors que les titres en librairie s’accumulent, la bibliographie se révèle dans les faits très pauvre. La situation serait sans doute à nuancer du côté des « langues », de la « philosophie », peut-être ; par à côté : chez les « sciences sociales » surtout.
5. Lorsqu’il en vient aux options, Eagleton suggère quant à lui de renouer le potentiel critique des « humanities » en montrant – mais comment ? – « how indispensable they are » – mais en quoi exactement ? S’il s’agit sur ce point d’insister (« insisting ») ou d'appuyer (« stressing »), la question est également celle des moyens. De ces trois ordres d’idées, l’auteur ne développe véritablement qu’un terme : en quoi ? Au lieu du status quo, le monde universitaire devrait agir « in the name of justice, tradition, imagination, human welfare, the free play of mind or alternative visions of the future ». D’une originalité décapante, cet argument auquel se trouvent sempiternellement renvoyés les lecteurs, énumère des catégories aussi labiles et polysémiques qu’inopérantes en ce qu’elles convoquent autant de théories et de savoirs différents – des points de vue, si l’on veut, qui ne sont pas forcément compossibles, – dont le modèle néo-libéral lui-même, également doté de propositions en matière de justice, de tradition, de visions du futur (aussi cauchemardesques soient-elles...) À cet égard, la question persiste, adressée entre toutes aux disciplines humanistiques : non pas tant la  pratique managériale dont se sont laissé brutalement ou graduellement pénétrer les universités – avec la complicité fréquente des acteurs sur le terrain, faut-il le rappeler ?, sans que ce soit, là encore, de la responsabilité exclusive de la sphère académique, l’essentiel s’étant joué remotely, sans coupure mais au long des pelouses grasses et coquettes des campus où s’ébattait en ses habitudes la pensée – ; non pas tant donc le mode de gouvernement néo-libéral qui informe sinon affecte le fonctionnement de ces disciplines qu’en retour la politique des savoirs sur lesquelles ces dites disciplines sont supposément fondées. Ou si l’on veut le lien de solidarité et de cohésion entre le politique et l’épistémologie de la discipline.
6. Mais on voit bien pour quelles raisons Eagleton évoque très banalement justice, imagination et tradition. Si l’enjeu est de restaurer ou de refonder dans leur rôle social critique les « humanities », c’est en leur supposant une anthropologie propre (mais en comparaison de quelles sciences autres ?), qu’énonce le come and go entre deux adjectifs au fil de l’article, « human » et « humane » qui, moins descriptif que connotatif, donne quant à lui un gage relatif et discret d’éthicité au propos. « A critical reflection on human values and principles should be central to everything that goes on in universities » doit se lire, par-delà l'association stéréotypée des termes, en parallèle à « the so-called humane disciplines » (et non seulement humanistic disciplines, donc) ou « there is no university without humane inquiry ». Selon chaque item, le regard n’est pas contextuellement identique. Cette anthropologie des « humanities » est-elle cependant aussi générale et unifiable (une anthropologie totale), si on la mesure à la diversité, à la singularité mais aussi à la conflictualité potentielle des savoirs entre eux, dont sont porteuses les disciplines du champ concerné ? Du moins la prise de position assumée par Terry Eagleton – et c’est son intérêt – fait-elle valoir une chose essentielle : une anthropologie où puiser la critique, et même des armes plus pragmatiques face aux pouvoirs, ne saurait travailler les théories, les savoirs et les disciplines sans le continu à construire entre l’épistémologique, l’éthique et le politique.


(1) Voir mon article du 14.07.2016 : « “Taking the bull by the horns…” Ce que peut la théorie »
(2) Terry Eagleton, « The Death of Universities », The Guardian, « Opinion », 17 décembre 2010. Dernière version modifiée : 22 décembre 2010. https://www.theguardian.com/commentisfree/2010/dec/17/death-universities-malaise-tuition-fees
(3) Pour une mise au point, voir Keith Dixon, « De Thatcher à Pécresse, réflexions françaises sur les “réformes” universitaires britanniques (1979-2009) », Contretemps, nº3, Paris, Éditions Syllepse, 2009, p. 47-54.