Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

CE QUI LAISSE PERPLEXE - UNE TRIBUNE DANS "LE MONDE"



Curieux sentiment de malaise d’abord, à relire l’article de Gisèle Sapiro publié au début de cette année dans Le Monde : « L’inquiétante dérive des intellectuels médiatiques1 ». On s’interroge peut-être moins sur la pertinence des arguments que sur le sens et même l’efficacité de ce mode d’intervention critique. Que vise-t-il exactement ? Comment ? Au nom de quoi ? On serait même tenté de n’y voir qu’un énième avatar de la « pensée française », tiède, froide, etc., eau morte en tous cas, cet état de marasme avec lequel se débat  Sapiro.
La question a-t-elle gagné en clarté ? Il s’agit certes d’une « tribune », non d’un article savant, qui soustrait de facto la sociologue à sa « neutralité axiologique » présumée. Il faut en accepter les courts-circuits, la pédagogie adossée à quelques simplifications. Le régime lui-même médiatique de la parole ne favorise guère l’exposé patient des concepts et une démonstration méthodique. Il n’empêche que le texte résonne dans un contexte éditorial précis. D’abord, la republication récente aux éditions du Seuil du livre de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre2 (2002), augmenté d’une postface inédite de l’auteur qui valide ainsi le bilan établi au début du siècle, après avoir déclenché de violentes polémiques. Ensuite, l’archive théorique et analytique du « phénomène », notoirement le volume collectif organisé par Pascal Durand et Sarah Sindaco, Le discours « néo-réactionnaire», auquel Sapiro a elle-même participé en 2015. Il conviendrait d’y ajouter un an plus tôt l’essai de Marc Angenot, La Querelle des « nouveaux réactionnaires » et la critique des Lumières4.
Du reste, le propos de Sapiro ne se comprend pas non plus en dehors de la conjoncture politique immédiate. Au terme d’une année où le pays a été atteint par plusieurs attentats terroristes, le durcissement des réactions xénophobes et ce que l’auteure appelle « l’islamophobie ambiante », l’ascension des mouvances d’extrême-droite en Europe et en France, ce qui est d’abord mis en cause ce sont les compromissions de l’intelligentsia, de plus en plus séduite par des thèses conservatrices, qui se pose en gardienne de « “l’identité” collective […] contre les “barbares” à nos portes et parmi nous ». Rien en soi de très neuf, sinon que cette « légitimation des réactions de peur et de haine » conjuguée à un « discours protectionniste » n’est plus l’apanage de la droite « “néoréactionnaire” », mais devient de plus en plus de la responsabilité de l’élite de gauche, supposément progressiste.
Mais c’est toute la difficulté de continuer à employer une catégorie comme « néoréactionnaire », à côté de « droitisation » par exemple. Le phénomène naguère identifié par Lindenberg, et qu’il a pour partie contribué à fabriquer, en appariant des discours qui ne se situent pas sur le même plan, ne répond pas à la cartographie politique française et à ses polarités classiques. Toutefois, pour qui s’est interrogé sur la responsabilité de l’écrivain5, l’essentiel tient à juste titre à l’articulation entre l’éthique et le politique, que posent au regard des événements, de la vie des peuples et des sociétés d’Europe de tels discours. Le point le plus déterminant reste encore l’analyse par la longue durée, la scène intellectuelle « en question ne s’étant pas beaucoup renouvelée depuis son émergence à la fin des années 1970 autour des “nouveaux philosophes” ».
Pourtant, les enjeux de cette filiation, associée entre autres au rejet fantasmatique de mai 68, ont depuis lors été objectivés par Serge Audier6. Ainsi la visée de Sapiro n’est-elle pas sans précédents, comme par ailleurs l’organigramme des pensées nouvelles proposé par Razmig Keucheyan7, aux marges de l’espace français ou non. Dans ce débat, l’intervention critique devrait pouvoir se mesurer à la spécificité du point de vue sociologique. Or ce qui retient d’emblée, c’est le lien établi entre « intellectuels médiatiques » et néoréactionnaires qui, sans être posé en termes d’équivalence, ne cesse pas toutefois de faire problème : non pas tant comme marqueur lexical – mot et discours dont il y aurait lieu de questionner les origines comme les divers modes d’apparition – qu’au rang de signe classificatoire. Les personnages ainsi désignés prennent place dans une histoire qui succède à « l’intellectuel total » à la manière de Jean-Paul Sartre, puis à « l’intellectuel spécifique » selon Michel Foucault.
En sont exceptés les « écrivains » – ce qui est discutable, lorsqu’on songe que des médiatiques aux néoréactionnaires, le phénomène incriminé s’enracine très précisément dans la littérature (à preuve Michel Houellebecq ou Philippe Muray) – et les « chercheurs » dont la « prudence » ne doit pas non plus dissimuler certains effets de connivence avec les pouvoirs doublés de sujétion à l’égard des instances médiatiques et/ou politiques. Suivant une analyse classiquement inspirée de Pierre Bourdieu – l’« effet de champ » avec position, prise de position et opposition – Sapiro relève chez les « intellectuels médiatiques » des tendances caractéristiques à « afficher [leur] différence » tout en conservant à tous prix leur « visibilité », argument qui, s’il se rapporte en premier lieu à la société de spectacle, rejoint aussi une thématique exploitée récemment par Nathalie Heinich8. Dans cet ensemble, il y a place pour une typologie sommaire et la description d’habitus : d’un côté, les « notables », qui se distinguent par une position « plus ou moins dominante », « parlent lentement » et écrivent « dans un style classique qui doit incarner les vertus de la langue française » ; de l’autre, les « polémistes » qui usent d’un « style pamphlétaire », « parlent vite » et pratiquent à l’écrit comme à l’oral « l’invective et l’amalgame ».
On est conduit à supposer une série complexe de nuances, si l'on veut donner quelque crédit à une explication aussi schématique qui, dans sa binarité même, convoque des catégories approximatives : « style classique » et « style pamphlétaire » par exemple ne figurent pas au titre d’opérateurs individuants du discours mais d'englobants, de sorte qu'ils font l’économie du rapport qui unit les « livres » qu’il importe à ces intellectuels de vendre, et leurs « apparitions publiques » répétées qui ne sortent pas du régime de l’avis ou de l’opinion. Mais le plus étonnant est qu’aucun auteur n’est mentionné au cours de cette typologie, à l’exception peut-être d’André Glucksmann dont une parenthèse précise l’allusion contenue dans la périphrase inaugurale de l’article : « Alors que l’un d’entre eux vient de mourir [André Glucksmann, voir Le Monde du 12 novembre 2015], les intellectuels envahissent plus que jamais l’espace public. » Au lecteur de deviner sous les défenseurs de « l’identité » un possible Finkielkraut par exemple9. Etc.
S’agit-il encore de cette même « prudence » de spécialiste ? Ou d’une stratégie d’évitement, qui consiste à se démarquer des procédés des « polémistes » eux-mêmes ? La conséquence est telle que la sociologue s’en remet au partage de l’évidence, et présuppose l’objet connu ou reconnu de ses destinataires. Devant ce phénomène, si la responsabilité est double – de la part d’intellectuels sensibles au « succès » comme aux « gratifications sociales » ou aux « réseaux de relations au sein du champ du pouvoir », fait marquant de la période sarkozyste (évoquons pour faire bonne mesure la valetaille dont a su s'entourer François Mitterand, quelques décennies plus tôt...)  ; de la part des médias eux-mêmes, des hebdomadaires aux quotidiens, – Sapiro laisse le lecteur dans un état de perplexité lorsqu’elle admet : « […] Ces non spécialistes ont en commun une compétence qui fait défaut à la plupart des chercheurs et universitaires plus familiers de la chaire et des échanges entre pairs : ils maîtrisent fort bien les règles de ces hauts lieux de visibilité. Ils “passent” bien à la télévision ou à la radio. Cela contribue-t-il à expliquer ce qui n’en demeure pas moins un mystère, à savoir, pourquoi ils suscitent un tel intérêt auprès du public ? »
Mais ce « mystère », ne revenait-il pas à la sociologie précisément d’en rendre compte, d’éprouver ses instruments en amorçant quelques pistes, de questionner la nature de l’objet et les termes du débat, au lieu d’un parcours déjà ba(na)lisé ?


(1) Gisèle Sapiro, « L’inquiétante dérive des intellectuels médiatiques », Le Monde, 16 janvier 2016 (mis à jour le 29.04.16, consulté le 06.08.16), http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/16/la-revolte-des-clercs-contre-les-demunis_4848388_3232.html
(2) Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La République des idées », 2016. Voir ses relais journalistiques : http://www.liberation.fr/debats/2016/01/20/daniel-lindenberg-la-droitisation-de-l-intelligentsia-ne-fait-plus-aucun-doute_1427829
(3) L’ouvrage paraît aux CNRS Éditions au début du mois de novembre 2015. À noter le déplacement opéré des auteurs au « discours », et le maintien de l’appellation  « néo-réactionnaire » sous guillemets. À ce marquage énonciatif se superpose néanmoins la sémiotique de la couverture : typographie décalée de l’adjectif dont la couleur et la taille contrastent avec le nom ; décomposition au gré de l’espace de la morphologie du mot, « néo-réac-tionnaire », avec emphase sur « réac », indice abréviatif-péjoratif.
(4) Marc Angenot, La Querelle des « nouveaux réactionnaires » et la critique des Lumières, Montréal, Discours social, XLV, 2014.
(5) Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2011.
(6) Serge Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008.
(7) Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2010.
(8) Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2012.
(9) Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Paris, Stock, 2013.