Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 28 janvier 2017

LE GOÛT DE L'ANECDOTE

En fouillant dans ma correspondance, je l’avais oublié, le mot d’une journaliste d’un important quotidien français, à laquelle je n’ai pas même répondu. Il faut dire. Elle se présente à moi comme grand reporter – comme je suis grand Professeur d’Université (avec double majuscule, s’il vous plaît) – s’occupant d’une série culturelle estivale. Car la littérature a cette vertu de divertir le public sur les plages de sable fin. Entre juin et août, c’est connu, il n’y a plus d’événement. Une série, donc, sur les écrivains ayant réalisé en prison leur œuvre ou partie de leur œuvre. On veut m’interroger sur Verlaine comme d’autres, j’imagine, sur Villon, Wilde ou Genet. En point de mire : l’incidence de l’épisode carcéral sur les écrits. La rationalité du biographisme. La littérature comme anecdote. Car le cachot, c’est bien plus excitant qu’une césure avec proclitique, les stratégies rhétoriques du sujet, les tensions entre l’autobiographique et le lyrique...
Lassitude.

MAUDIT CANUCK


Celui-là m’obsède. Il me poursuit. Retour à « Sur le chemin ». L’immense difficulté sinon l’illisibilité pratique du texte. Pas le lexique. Ni même la morphologie (aléas des accords, des flexions verbales, des déterminants, genre et nombre). Mais cette oralité à ras. Les butées du linéaire, la restitution intérieure, presque mentale au sens de la voix mentale, des signes et de la chaîne parlée. Quelle forme on a sous les yeux ? De quelle langue ? Anglais ? Français ? On est chaque fois obligé de se faire entendre à soi-même pour comprendre, pour suivre, pour continuer. Et puis certaines phrases-rythmes, se périodisant presque par stricte expansion : « “Go !” cria les kids, en s shirvant a travers d’une grosse wave, mais tout debout sur le meme plancher bras a bras se regardant en ligne, boucant avec les fettoyages du drummer fantastique qu’on a peux jamais croyer : il eta apra kickez le fond du fond du plancher du monde avec son pied, il tomba des bombes sur les villes de la joie, il’s s’regard directement en avant d’lui avec le coup s’arrouillez, ces mains travaille le bruit du temps arrivez, Slim en tirant en avant a’ que les coups de fessiers. » (édition citée, p. 220-221). Point ?

COMMENT L'INDICIBLE

Je repense à l’intervention de Xavier Dolan, lors de la conférence de presse à Cannes en 2016, à propos de son film adapté de la pièce de Jean-Luc Lagarce : Juste la fin du monde. Au plus simple, à l'essentiel. L’insistance sur l’indicible, tout ce qui se dit sans se dire, tout ce qu’on ne dit pas pour le dire, les silences, les tensions et les évitements, les failles et les trous du dialogue. Etc. Faire « entendre la langue de Lagarce ». Le prendre au mot. Comment on fait entendre une langue, cette langue-là en particulier, par images-mouvements, plans rapprochés sur les comédiens, pistes musicales ? Travailler aux deux œuvres. J’y songe en tous cas pour l’avenir.

PLACE DES ABBESSES


À la terrasse d’une brasserie, place des Abbesses, une après-midi chaude, après avoir survécu au long escalier rembranesque, qui met presque au désespoir de ne plus jamais revoir la lumière. Devant nos bières, qui entament nos bourses d’étudiants, on s’improvise ethnographes de rue. Le voisin de table, à chemise très colorée et tape-à-l’œil, trouble la conversation savante : « C’est pour cela que j’ai choisi ce métier, que je me suis lancé dans le porno ! ». Avant de renverser sa coupe de champagne – lui ; contraint de devoir en commander une nouvelle : « Ça va commencer à faire cher ». Rires.

PHRASILLONS


À quoi l’oralité du dégoût conduit-elle Corbière dans Les Amours jaunes ? L’auteur en sort dans un premier temps le sensible, et la problématique de la connaissance, du champ de l’esthétique. Ouverture de « Gens de mer » : Callot, le mal fait, la gravure. Le rapport de l’artiste à son modèle : le matelot. Mais le « je sens » (à relier avec le « ça sent » du « Renégat », qui le réduit au flair, registre animal) – sentir son modèle comme le comédien son personnage – y devient inséparable de déphraser le poème. Et déphraser c’est phraser « sous moi ». Avant Jarry, Artaud et Novarina : le « caca » comme valeur du poème, l’ordure, le malpropre. Déclinaison de l'époque bien entendu : Verlaine, Rimbaud, Lautréamont  et avant Baudelaire.  La littérature difforme, la littérature-fumier. Et les matelots (les vrais, pas ceux de l'Opéra-comique pour public bourgeois) sont de mauvais goût. Mais quelle en est l’unité discursive ? Mon hypothèse : ce que Tesnière dans ses Éléments de syntaxe structurale appelait des « phrasillons », ou mots-phrases, dans lesquels il mettait prioritairement les interjections. Inutile d’insister sur leur importance, en lien avec la langue parlée, dans Les Amours jaunes. Mais il y a plus. L’intérêt de la notion est sa valeur de diminutif, for sure. Le phrasillon est à l’image du « petit vers » ou « vermisseau » dans le pastiche de La Fontaine : non simplement du court (la question n’est pas dimensionnelle), et le petit vers se décline d’abord comme mauvais vers en lien avec le « Mirliton » des « Rondels pour après ». Il appartient surtout et enfin à la classe des invertébrés : le manque d’ossature ou d’armature – comme l’avait vu Jules Laforgue dans ses notes polémiques. Le défaut de structure. Le phrasillon est la phrase qui manque ; la phrase contumace. Le vice de phrase aussi. Ce qui la met en défaut (syntaxe, rhétorique, mélodie). Ce qui en tient lieu (unité vicaire). Les phrasillons – dit Tesnière – ce sont des « espèces de phrases ». On ne saurait mieux dire. Si l’on ressaisit la logique du classement grammatical du point de vue d’une poétique (celle de Corbière en particulier), la manière y est doublement impliquée : au plan logique, au plan artistique. L’approximation – des espèces de phrases (ce qui y ressemble mais n’en est pas) – est travaillée en soi par le poète. Celui-ci écrit des espèces de phrases par coups rythmiques : unités imprévisibles, unités événements (unités spécifiques, cette fois). Le phrasillon, donc : pour rendre compte de ce qui est décrit le plus souvent comme « diction du souffle court, du souffle coupé » (J.-M. Gleize, Poésie et figuration, Seuil, 1983, p. 212). Commentée selon les points de vue et les présupposés à l’œuvre en « ellipses », « démembrements », « anacoluthes », « fragments », « asyndètes », etc. À suivre.