Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 17 février 2024

GROS LANCE-FLAMME ET MINUSCULE MOTION

    Sur la motion de l’Assemblée nationale, présentée par le député QS Sol Zanetti avec l’appui du PQ en soutien à Myriam Daguzan Bernier, ainsi qu’à l’illustratrice Cécile Gariépy, pour leur ouvrage Tout nu ! (Naked) brûlé au lance-flamme par Valentina Gomez, candidate au poste de secrétaire d’État au Missouri. Le texte de la motion y mêle un autre cas, différent, celui d’Élise Gravel, dont les ouvrages sont retirés de la Bibliothèque publique juive de Montréal, en raison de ses positions à l’égard d’Israël dans ses communications numériques. Appui de la chambre à l’unanimité « à la liberté d’opinion, à la liberté d’expression et à la libre circulation des idées ». Et le porteur de la motion de commenter :  « On est vraiment en bloc, tous les partis ensemble, toutes les tendances politiques. C’est important de dire qu’on n’embarque pas dans le discours de la droite américaine. Ce qui se passe chez les républicains aux États-Unis, la radicalisation du discours conservateur des candidats et des candidates aux élections qui brûlent des livres avec des lance-flammes et qui promettent d’en brûler d’autres s’ils sont élus, c’est très, très, très alarmant, très alarmant. […] Il faut affirmer que cette affaire-là, au Québec, ça ne passe pas. » Pas un mot alors, des journalistes le feront quelques jours plus tard, pour rappeler l’autodafé en 2019 en Ontario, perpétré au nom d’une société inclusive et enfin purifiée de son racisme systémique par Suzie Kies, conseillère d’imposture auprès de Justin Trudeau et du Parti Libéral en affaires autochtones. Comme si côté canadien on pouvait donner des leçons aux Américains à ce sujet ; comme si ce genre d’incident ne relevait que des droites les plus réactionnaires. Il est pour le moins curieux que QS qui porte ici le flambeau des libertés démocratiques se soit abstenu en 2022 – l’unique parti alors à adopter cette position – de voter en faveur de la loi 32 qui entend promouvoir et protéger la liberté universitaire. Une vraie loi, pas une motion, qui demeure symbolique. Il serait utile que de temps à autre la gauche québécoise fasse le ménage dans ses incohérences idéologiques. Elle serait peut-être un peu plus crédible.

SÉMINAIRE HIVER 2025

   En se projetant dans le futur. Team-teaching avec IA. Séminaire – Théorie littéraire 2 : Autour de la cancel culture. « Notre époque se place sous le signe de la cancel culture : mots interdits, ouvrages retirés des bibliothèques, programmes scolaires expurgés, lectures publiques boycottées et, pour finir, de spectaculaires autodafés qui défraient la chronique. Chacun a ses raisons. Pour les uns, il s’agit de corriger les textes, en les purgeant de tout ce qui pourrait porter atteinte aux groupes marginalisés au nom d’une société plus inclusive ; pour les autres, il s’agit d’exclure toute question sur l’identité sexuelle, le genre et la race en « sauvegardant » les valeurs morales de la société. Si elles expriment une sorte de révisionnisme culturel et historique, les pratiques d’annulation n’en sont pas moins un hommage indirect et involontaire au pouvoir de la littérature. Car c’est sa force corruptrice et même subversive, sa capacité à agir dangereusement sur les lecteurs qu’elles voudraient à tout prix limiter ou neutraliser. En vérité, loin d’être un phénomène inédit, la cancel culture s’inscrit dans une plus longue histoire, celle de la censure en régime littéraire. Ce séminaire entend ainsi proposer une exploration approfondie des liens entre la culture de l’annulation et l’histoire de la censure littéraire en empruntant deux axes : d’une part, une enquête théorique visant à définir de manière opérationnelle la notion elle-même et à interroger son potentiel heuristique, en retournant aux travaux qui l’ont abordée ; d’autre part, une approche historique et empirique des œuvres, aussi bien françaises que québécoises, depuis le grand Débat sur le Roman de la Roseau XVe siècle jusqu’aux récentes destructions de livres. Au nom de quelle autorité ou de quel droit censure-t-on ? Selon quel modèle de lecture ? En vertu de quels critères, esthétiques, éthiques ou politiques ? Quels rapports enfin censeurs et censurés entretiennent-ils entre eux ? »

NEW LIGHT

    Autre point d’histoire à surveiller : le mouvement New Light au Canada autour de Henry Alline qui l’introduit vers 1775 dans ce qui constitue aujourd’hui la Nouvelle-Écosse. Ce mouvement de revival et de piétisme évangélique s’enracine bien entendu en Nouvelle-Angleterre et va migrer au moment des Treize Colonies du côté des Maritimes.

BONNE CONSCIENCE

   Dans la préoccupante insistance de la gauche à dénier les usages et pratiques d’annulation et de censure, l’analogie qui vient tout à coup est celle qui l’unit à certains obstacles idéologiques majeurs au cours de son histoire, et on ne peut pas ne pas penser aux trésors d’ingéniosité qu’ont dépensés celles et ceux qui ont tenté par exemple de justifier esthétiquement Céline en s’achetant une bonne conscience politique. Un véritable arsenal rhétorique du contournement, de l’euphémisation, du contrefactuel, de la compromission et du consentement, etc. Et en fait d’antisémitisme, on a vu à l’automne dernier ce qu’il en était sur certains campus états-uniens. Mais il paraît que « ça dépend du contexte » comme dit l’autre, pas vrai ? Voir aussi l’antisémitisme de gauche que j’ai signalé dans article mien sur la cancel culture à propos des militants contre Bret Weinstein au moment de l’affaire Evergreen en 2017. Ce n’est pas le moi mais cette époque en entier qui est haïssable.

LUMIÈRES

     Article de Nadine Vincent dans Circula, n. 15, 2022, p. 122-145, sur le traitement polyphonique du mot « woke » qui valide la plupart de mes observations jusqu’à présent. Approche lexicographique pour l’essentiel de ce signe « caméléon » dans lequel coexistent des valeurs, positives et polémiques. S’y ajoute à mon avis que la dominante des emplois dans la rhétorique conservatrice a permis d’installer un lieu commun à gauche, celui que résume à merveille la bienpensance de François Cusset, lequel ne s’embarrasse guère de détails philologiques, un mot de droite à oublier, que ne revendiqueraient pas même les militants. Ce qui est faux – littéralement. Ce lieu commun a une fonction : camoufler l’existence d’un débat critique à gauche, il participe de la logique de polarisation du débat en plus de la volonté de puissance de la nouvelle gauche. La pensée binaire. Sur un autre plan, la synthèse sûrement datée mais éclairante de William G. McLoughin, Revivals, Awakenings, and Reform (1980). Ironie de l’histoire : l’enquête s’arrête avant la montée de la droite évangélique à la sauce reaganienne. Aussi : entre les « Old Lights » et les « New Lights », ce qui retient c’est le cas de James Davenport et des radicaux (voir Thomas S. Kidd), en plus de l’autodafé de 1743 évidemment. Mise au point stratégique de Christopher Evans sur le Social Gospel. Voir plus ancien aussi Richard Allen, et larticle plus récent d'Andrew Ives sur le versant canadien.

CONVERSATION INTÉRIEURE

   À mi-chemin d’un demi-hiver, d’intensives lectures pour parer aux improbables saisons, et renouer le fil ténu de la conversation intérieure. Plaisir à reprendre un texte d’il y a si longtemps, la même puissance de Cahier d’un retour au pays natal – comme vierge, la même violence critique : « la ténuité qui sépare l’une de l’autre Amérique » (éd. 1947, p. 24) ; les « marmonneurs de mots » (p. 33) ; « que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie » (p. 38) ; « la louange éclatante du crachat » (p. 42) ; « ceux qui n’ont connu de voyages que déracinements » (p. 44) ; et surtout : « et faites aussi de moi un homme d’ensemencement » (p. 49).

mercredi 20 décembre 2023

APRÈS USAGE

Quand je lis MBC, une rhétorique à raccourcis, la stratégie de neutralisation des sources, les emprunts explicites et les larcins non déclarés, de Foucault à Finkielkraut, sorte de pot-pourri de ce que Serge Audier appelait la « pensée anti-68 », et qui trop souvent est un commentaire du commentariat médiatique, substitut d’une pensée de la société, je me dis que décidément la droite n’a jamais d’idées, elle prend tout à la gauche. Sa pensée est à l’image du tas d’ordures après usage. Ou d'un écocentre, si l'on veut faire dans le noble absolument.

DU MILIEU

    Sur l’extrême-centre qui se radicalise, c’est une inversion et une réponse à Alain Deneault et sa critique des politiques de l’extrême-centre. Ce dernier y voyait l’expression d’un « extrémisme » ou d’une « intolérance à tout ce qui ne cadre pas avec un juste milieu arbitrairement proclamé » (Montréal, Lux, 2016, p. 43). Ainsi : être libéral mais de gauche, célébrer la justice sociale sans contester les lois du capitalisme, etc. En bref : un mode d’être moyen en tout – économie, société, culture, politique – auquel l’auteur oppose sans ambiguïté cette injonction finale : « Radicalisez-vous ! » (p. 93). Ironie du réactionnaire qui inverse le raisonnement et la conclusion.

CENSURE CIVILISATRICE

D’un côté, la gauche théologique et la relecture religieuse de l’histoire des gauches, effet Raymond Aron sur les religions séculaires ; voir Gauchet encore, la condition religieuse vs la condition historique ; et c’est un point plus intéressant, réactivité du conservateur aux mutations du libéralisme politique, sa rencontre avec les thématiques d’extrême-gauche (il les siphonne et recycle en vérité)  ; les nouveaux contrôles exercés sur les libertés publiques, de la crise sanitaire à la liberté d’expression. Des accents presque foucaldiens et des allusions sans équivoque à ce sujet comme le grand enfermement. Détournement de Histoire de la folie et de Surveiller et punir en regard du goulag. Piège. Sur la culture du contrôle, néanmoins cet exemple : l’éloge du rôle civilisateur de la censure selon la première ministre néozélandaise Jacinda Arden devant l’ONU. En regard, la critique de la reprise en mains normative voire répressive des démocraties contre les fakes news, les contre-récits et conte-paroles des nouveaux forums des réseaux sociaux, etc. Cognée pertinente mais coûteuse parce que fondée par ailleurs sur des amalgames relatifs aux cadrages juridiques des hateful speeches en ligne, etc. Point à dénouer en tous cas.

RÉGIMES

   Après le gramscisme de droite de Beauregard, les attaques contre ce que MBC appelle le « régime diversitaire », synonyme du « régime totalitaire ». On se demande bien quel régime lui oppose l’auteur. L’universel ? La critique contre la vision multiculturaliste est en tous cas largement dominée par une anthropologie d’inspiration chrétienne, une économie de la chute et du mal. Philologie à reconstruire sur « diversitaire » qu’il m’est arrivé d’utiliser par le passé à titre descriptif mais qui ne peut pas l’être. Trop équivoque et lourd de sens. Le régime diversitaire se serait généralisé en s’adaptant aux différentes sociétés-cultures et systèmes politiques, ce qui fait peu de cas de l’histoire, des institutions, des manières, des pratiques, du champ de valeurs des pays respectifs. Peut-être en faire un chapitre.

EXTRÊMES

   L’hypothèse que Bock-Côté admet être contre-intuitive – et elle est même douteuse, relevant d’une stratégie de légitimation – est que l’extrême-droite, sorte d’étiquette servant à représenter l’ennemi à abattre dans le camp de la gauche, ce qui dans certains cas est pertinent, servirait les intérêts de l’extrême-centre – le trudeauisme et le macronisme en seraient deux illustrations des deux bords de l’Atlantique – et point intéressant : ce serait un mot de gauche – mal défini et à fonction polémique ; exactement comme woke d’après Cusset et consorts est un mot de droite, à oublier. Grimaces intellectuelles en miroir.

IT'S DÉJÀ-VU

   En l’occurrence, ce totalitarisme serait « sans goulag » car il serait à visage humain. Et l’effet de mention n’échappe à personne : Bernard Henri-Lévy et la veine réactionnaire des « Nouveaux Philosophes ». La pensée 68, etc. C’est dans ce cadre que s’établit la démarche. L’autre morceau, c’est Soljenitsyne, et un point sur lequel il faudrait longuement s’interroger, car cette contre-tradition à revers de la gauche et de son histoire est en train de s’enraciner, c’est l’autobiographie du « mal-pensant » (p. 168). Bien sûr, c’est une réplique au Politically Correct. Mais à travers son anthologie, Kundera, Milosz, Scruton, c’est la célébration du personnage du dissident. Et là, la source influente, c’est Gauchet : la ligne issue de la gauche anticommuniste – antitotalitaire avant le virage libéral-conservateur via Lefort. D’autres lieux communs empruntés à l’identité culturelle du côté de Finkielkraut.

LA DÉMOCRATIE TOTALITAIRE

    De lui-même, le titre est absurde : Le totalitarisme sans le goulag (Les Éditions de la Cité, 2023). Il se place dans la même veine que La révolution racialiste et L’empire du politiquement correct. Au reste, le propos se tient en avant du seul phénomène « woke » qui n’est lui-même qu’un révélateur d’un totalitarisme à l’œuvre dans les démocraties de plus en plus illibérales. Dans la littérature conservatrice, c’est l’un des deux lieux communs avec l’association religieuse (v. Braunstein). Cela croise ici les propos de Heinich sur le totalitarisme d’atmosphère. On est du côté des gros concepts selon Deleuze, dans l’approximation et l’absence de rigueur qui ne s’embarrasse pas de définition. Le terme même n’est jamais défini par MBC ; presque pas de travaux convoqués, encore moins le classique de Arendt.

jeudi 7 décembre 2023

SURVIVRE À L'INJUSTICE : ENTRETIEN AVEC VERUSHKA LIEUTENANT-DUVAL

   Entretien de Dr. Martin Drapeau avec Verushka Lieutenant-Duval (06.12.2023) : https://www.youtube.com/watch?v=64nf33Kxn_w. À écouter absolument.

« Dans cette émission, le Dr. Drapeau s’entretient avec Verushka Lieutenant-Duval, dont l’histoire a fait le tour du monde. Alors qu’elle enseignait à l’Université d’Ottawa, elle a eu le malheur de faire référence à la notion, pourtant largement connue et amplement discutée non seulement dans le milieu universitaire mais aussi dans le milieu des arts, selon laquelle certains groupes historiquement marginalisés peuvent se réapproprier un terme qui était à l’origine utilisé pour les dénigrer. Pour illustrer, elle a cité des exemples. Or, une étudiante a jugé offensante l’utilisation d’un seul de ces mots, celui désormais connu comme « le mot en n », malgré le fait que le plan de cours indiquait clairement que certains contenus abordés pourraient en choquer certains. La sentence fut rapidement prononcée : la suspension quasi-immédiate de Verushka. La suite fut bien pire : le lynchage public. Son histoire en est une qui illustre certaines dérives et la radicalisation de nos sociétés, mais aussi de nos universités. Elle en est une d’injustice. Mais elle en aussi une de résilience et de compassion. Pour lire l’article d’Isabelle Hachey mentionné dans l’entretien, voir : https://www.lapresse.ca/actualites/20... Pour lire d’article d’Émilie Dubreuil, aussi mentionné dans l’entretien, voir : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle... Un an après leur gestion pour le moins désastreuse de la situation, le Recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, et le Doyen des arts, Kevin Kee, n’avaient formulé aucune excuse. Nous voici trois ans plus tard. Et toujours sans excuse. Nous vous invitons aussi à consulter le premier épisode d’une expérience humaine: https://www.youtube.com/watch?v=653j8BofI9k. Le Dr Drapeau est psychologue clinicien et chercheur et professeur à l’Université McGill. Il est cofondateur des Services Psychologiques Médipsy (www.medipsy.ca) et d’Asadis Formation Continue (www.asadis.net). Les avis et opinions exprimés dans le cadre de ce podcast ne constituent pas de la psychothérapie ni une évaluation diagnostique. Le Dr Drapeau est psychologue clinicien et chercheur et professeur à l’Université McGill. Il est cofondateur des Services Psychologiques Médipsy (www.medipsy.ca) et d’Asadis Formation Continue (www.asadis.net). Les avis et opinions dans le cadre de ce podcast ne constituent pas de la psychothérapie ni une évaluation diagnostique. »

dimanche 26 novembre 2023

LE MARCHÉ DE LA VERTU (ÉNIÈME ÉDITION)

   En parlant des charlatans de l’antiracisme, sortie vendredi dernier sur la très "progressiste" plateforme Netflix de Stamped from the beginning, adapté d’Ibram X. Kendi, malgré les tempêtes financières auxquelles il est confronté. Le marché de la vertu est toujours aussi rentable : https://www.youtube.com/watch?v=HMYLFQbyIu4.

CLASHES

J. D. Hunter évoque « the present clash of cultures » en 1991. À cette date, un autre syntagme, the clash of civilizations, d'un tout autre ordre, avec Samuel P. Huntington est en train de s’installer et de le supplanter  Au reste, les questions que Hunter décrit, des revendications d’inclusion aux pronoms sont allé s’amplifiant mais étaient toutes déjà là ou à peu près. Certains paradigmes ont muté sérieusement, celui de la race notoirement. Quant au civilisationnisme, il revient par la bande chez Beauregard avec l’occidentalité. WTF, c’est quoi l’occidentalité ?

"GRAMSCISME DE DROITE"

   L’élément qui me retient le plus est évidemment l’appel à Gramsci, lu de seconde main, et la question de la contre-hégémonie à la domination intellectuelle de la gauche dans le discours social, aller à la conquête du vrai pouvoir, c’est-à-dire contrôler non les institutions et les leviers décisionnels mais l’imaginaire collectif. La guerre culturelle, mais rien sur guerre de mouvement/guerre de position ; rien sur le bloc culturel et la relation intellectuels/« simples », et j’en passe, etc. Mais de même que Beauregard parle de nationalisme « décomplexé » (p. 258) avec la Coalition avenir Québec, et on est dans la ligne directe des années Sarkozy en France : la droite décomplexée faisait son apparition en 2001 et n’a eu de cesse d’être reprise comme slogan chez les conservateurs comme quintessence de la « pensée anti-68 » (Serge Audier). De même, le « gramscisme de droite », détournement idéologique, remonte certes à Alain de Benoist et la revue Éléments. Mais elle est très largement filtrée par le tandem Buisson – Sarkozy et la campagne présidentielle française de 2007. Pour rappel, dans Le Figaro du 18 avril 2007 : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C'est la première fois qu'un homme de droite assume cette bataille-là. (…) En 2002, quinze jours après mon arrivée au ministère de l'Intérieur, une certaine presse a commencé à m’attaquer sur le thème : « Sarkozy fait la guerre aux pauvres. » Je me suis dit : soit je cède et je ne pourrai plus rien faire, soit j’engage la bataille idéologique, en démontrant que la sécurité est avant tout au service des plus pauvres. Depuis 2002, j'ai donc engagé un combat pour la maîtrise du débat d’idées. Tous les soirs, je parle de l'école, en dénonçant l'héritage de 1968. Je dénonce le relativisme intellectuel, culturel, moral... Et la violence de la gauche à mon endroit vient du fait qu'elle a compris de quoi il s'agissait. » (Et cette phrase résume tellement ce qu'est devenue depuis la France à maints égards – à mes yeux du moins). Quoi qu'il en soit, cela valide la triangulaire néoconservatrice – dans laquelle Bock-Côté joue un rôle de premier plan  entre le Québec, la France et les États-Unis.

LE SOUCI D'EXACTITUDE

  Autre détail philologique : cultural war chez Buchanan et non culture war – au singulier et souvent au pluriel, particularité syntaxique déjà notée : il y a plusieurs guerres dans l’éducation, la famille, à l’université, dans les médias et les arts, etc. Mais la construction adjectif épithète + nom vient aussitôt corriger religious war en un souci d’exactitude qui ouvre la dynamique des conflits à l’intérieur de la société au champ des convictions et, plus largement, des valeurs spirituelles et morales.

L'ÂME QUÉBÉCOISE

   Surtout l’appel à « l’âme québécoise » (p. 273) – énième variante ou traduction locale de Gogol ou des romantiques d’Iéna. Derrière cette rhétorique, la spécificité nationale comme essence indicible. Comme toutes les pensées de l’identitaire, à droite ou à gauche, elles se condamnent à être vaines et creuses. Mais couplé avec l’appel à la guerre culturelle, le discours nationaliste sur l’âme québécoise est une reprise citationnelle du fameux discours de Pat Buchanan, le 17 juillet 1992, devant la convention nationale du Parti Républicain, celui-là même qui a consacré l’expression de « guerre culturelle » aux États-Unis : « My friends, this election is about more than who gets what. It is about who we are. It is about what we believe, and what we stand for as Americans. There is a religious war going on in this country. It is a cultural war, as critical to the kind of nation we shall be as was the Cold War itself, for this war is for the soul of America. And in that struggle for the soul of America, Clinton & Clinton are on the other side, and George Bush is on our side. » (Source : https://buchanan.org/blog/1992-republican-national-convention-speech-148). Lâme de lAmérique.

ÉMIETTEMENT

  L’hypothèse dans le Schisme identitaire qu’il existerait une « guerre culturelle québécoise » (p. 141), hypothèse à vérifier et à démontrer, vise à justifier pour l’essentiel un agenda politique contre la gauche, intersectionnelle et libérale, responsable d’un émiettement collectif : elle aurait tourné définitivement le dos au bien commun et à l’exigence d’universalité que la droite peut dès lors revendiquer. La hantise de la perte de lunité : il en va du corps de la nation ici.

mardi 21 novembre 2023

VOIR AUTREMENT

    C’est la raison pour laquelle si le personnage se plaît à démystifier la réalité il accepte aussi d’être confronté. C’est ce que dévoile l’une des séquences de contemplation de la fresque, suivant une stratégie on ne peut plus classique de mise en abyme : au regard échangé entre Jacques Cartier, ses hommes et les Autochtones dans la peinture répond celui des trois personnages, Jean-Michel, son ami Raymond et Kanien Montour, l’expert mohawk de Kahnawake qu’ils ont tous deux dépêchée, sans exclure l’œil du public en salle. Alors que Raymond et Jean-Michel n’identifient dans l’œuvre qu’une scène conventionnelle, la rencontre des Européens avec les peuples du Nouveau Monde, Kanien leur oppose sur un ton triste et ému : « cette fresque annonce un génocide ». En sortant, elle confond à leur tour les militants qui font le siège de la résidence, des Blancs déguisés en habits autochtones traditionnels. Mais contrairement à eux, elle n’exige pas de bannir ou d’effacer la fresque. Elle la fait parler, lui redonne son éloquence perdue, celle d’une funeste prophétie, les horreurs à venir de l’histoire. Elle fait advenir ce qui n’est pas visible dans la représentation. Si l’on veut, elle suggère aux deux amis (et à travers eux aux spectateurs du film) de la voir autrement et, en premier lieu, selon la perspective autochtone. Et cette question – comment voir – est aussi celle de la création cinégraphique, bien évidemment.

PRÉSENTISME

    C’est là qu’intervient la controverse. Si elle n’épargne rien ni personne, la satire d’Arcand a pu pour cette raison même être disqualifiée comme réfractaire à la nouveauté, sinon dépassée voire réactionnaire. Il y a du Christian Rioux ou du François Ricard chez Arcand, certainement. Mais cela revient à solder l’éclairage souvent singulier que donnent ceux qui raisonnent à contre-temps de leur société, et à proportion de leur attachement affectif à ce qui est perdu. Une telle critique est donc inadéquate. Elle relève surtout du contresens. Car ce que visent et l’archiviste et l’artiste de manière plus large est la société du présentisme (et non le wokisme qui n’en est à leurs yeux qu’une émanation). À rebours, Testament, et c’est l’une des valeurs du titre, propose une lecture posthume de l’époque. D’où la scène finale, située avec humour en 2046 à Montréal, en un temps où les personnages déjà âgés dans la fiction ne devraient plus être de ce monde : une équipe d’experts exhument la fresque, et le visage d’un Autochtone sous les couches de peinture qui l’avaient longtemps masqué, en un geste qui tient à la fois de la fouille archéologique et de la restauration d’œuvres d’art. Au reste, le héros qui semble narcissiquement obsédé par sa fin (« mon dernier soupir sera discret ») est aussi celui qui resoude entre elles des générations qui ne se parlent plus, Suzanne dont il est amoureux et sa fille, devenue mère de famille elle aussi. Il finit par s’intéresser à la cause environnementaliste au nom d’un petit-fils qui n’est pas même le sien. L’archiviste unit le passé et l’avenir parce qu’il a le souci de la continuité et de la transmission. Ça se pourrait que le film soit plus complexe que prévu...

CORRIGER LES OEUVRES

    De son propre aveu, le réalisateur s’est inspiré d’un diorama de 1939 mettant en scène la rencontre des Hollandais et des Lenapes. En 2018, le Musée américain d’histoire naturelle qui abrite l’œuvre décide d’en corriger les erreurs factuelles, le verre étant accompagné d’explications qui signalent au spectateur les stéréotypes et prétendent rétablir la vérité (« how complex and violent colonization was for Native people »), transcendant en quelque sorte la représentation. Par exemple à propos de figures autochtones disposées dans le fond du tableau, on lit le commentaire suivant : « These Lenape women are shown as subservient and only engaged in physical labor—and they would not have been dressed this way. In reality, women in Lenape society, both in the past and today, hold leadership roles, are knowledge keepers and help maintain cultural continuity. The female sachem (leader) Mamanuchqua was active in treaty negotiations during the mid-1600s. » (American Museum of Natural History). Il va sans dire que le discours muséographique ne prend pas la peine d’interroger les catégories (antiracistes et antisexistes) avec lesquelles il fait voir au public un tableau du début du XXe siècle portant sur le XVIIe siècle. Corriger les œuvres, quelle idée quand même ? 

HANTISE

    C’est en tous cas dans cette perspective que prend sens dans le film le monologue de l’archiviste baigné d’une lumière automnale et mélancolique. Sa voix crépusculaire, manifestant l’impatience de quitter ce monde, traduit la même hantise que celle de l’artiste : mesurée ici à l’aune de la culture de l’effacement, la crainte de disparaître sans laisser de trace. De manière implicite s’y mêle la question du déclassement possible de l’auteur, son vieillissement social dans le milieu du cinéma. En contrepoint, le film tire un bénéfice tout théâtral de l’unité de lieu : centrée dans la plupart des séquences sur cette résidence pour aînés, il multiplie les saynètes, les gags et les traits d’esprits en ciblant jusqu’à la caricature la jeunesse woke comme l’arrière-garde indépendantiste, la société du spectacle ou la duplicité des dirigeants politiques.

« PERPLEXITÉ »

   C’est très exactement cette attitude interrogative sinon pensive que revendique Denys Arcand, il me semble, lorsqu’il parle de « perplexité » à propos de son long métrage : « Ce n’est pas une accusation contre mon époque. C’est plutôt de la perplexité. Par exemple, il y a ces gens qui arrivent et disent représenter les Premières Nations et décrètent : “Ce tableau est une insulte aux Premières Nations” », explique le cinéaste lors d’une conférence de presse tenue après la projection du film en compagnie de son équipe. (François Lévesque, « Testament”, ou Denys Arcand à l’âge de la perplexité » (Le Devoir, 26 septembre 2023). De fait, le film retrace l’histoire d’un vieil archiviste, Jean-Michel Bouchard, qui habite une maison pour aînés dont l’un des murs abrite une fresque représentant la rencontre de Jacques Cartier et ses soldats armés avec des Autochtones à moitié nus. De jeunes militants qualifient la peinture d’offensante et raciste et occupent pour cette raison les lieux. Face aux manifestations, la directrice de l’établissement, Suzanne, subit la pression des médias et du gouvernement. Elle décide de faire recouvrir la fresque en faisant appel à une petite entreprise de peinture industrielle, ce qui lui vaut d’être limogée par ses supérieurs et des contre-manifestations au nom de la défense du patrimoine québécois. En ligne de mire : le révisionnisme culturel et historique.

PLURIEL, SINGULIER

   Autre point, de nature philologique : le passage presque systématique – tic de langage – chez certains essayistes et autres doctrinaires francophones du syntagme Culture Wars au singulier guerre culturelle. Il s’agit d’une valeur spécifique, bien plus que d’un problème de syntaxe de langue à langue, lié au complément du nom anglais (ou cas des noms adjectivés), et à la sémantique des luttes ou conflits.

LE SENS SUSPENDU

    Je me suis résolu à aller le voir : Testament de Denys Arcand. Pas vraiment par amour de son œuvre, un cinéma avec lequel j’ai du mal depuis le début à dialoguer. Mais j’ai voulu vérifier le singulier procès qu’on lui faisait dans l’espace public. Très clairement, le film a un point commun avec d’autres œuvres, Le Voyant d’Étampes ou The Chair. Bien sûr, il est centré sur un cas de cancel culture – forme voyante, spectaculaire, et néanmoins caractéristique du nouveau courant de justice sociale. Mais ces créations jugent peut-être moins qu’elles ne jouent avec les codes et les valeurs de la nouvelle hégémonie discursive qu’a installée le nouveau paradigme idéologique. Elles opposent à la société l’humour et l’ironie qui lui font tellement défaut. Et pour finir elles renvoient dos à dos chaque parti, le lyrisme militant et ses certitudes, la morgue réactionnaire avec ses préjugés inébranlables. Ou si l’on veut, elles travaillent à une mise en suspens du sens.

VUE D'ICI

    La question a déjà été posée et elle constitue en soi un débat vu d’ici. Arrêt sur le courant conservateur québécois, spécialement Étienne-Alexandre Beauregard : Le schisme identitaire (Boréal, 2022), tout droit sorti du cabinet Legault. D’abord, la vitalité de l’école Beauchemin, le militantisme de droite. Un geste – militer pour conserver – qui est résolument étranger à ma culture et à mon histoire – à comprendre donc. Ensuite, la guerre culturelle vue d’ici – un lieu commun de la controverse politique (est-ce qu’il y a une guerre culturelle au Québec ?, etc.). Usages de Gramsci – relecture des Cahiers de prison in extenso. L’auteur suit la même stratégie que la droite française, le tandem Buisson-Sarkozy. Ce qui confirme la triangulaire des néo-cons dont Bock-Côté est une cheville ouvrière entre USA, France et Québec. De ce point de vue, bien d’accord avec Dupuis-Déri sur le marché international des idées conservatrices, point fort de Panique, le reste relevant de la somme nulle, comme je ne me suis pas privé de le lui dire. Beauregard : nationalisme ethnique assumé, balayage sous le tapis de la question autochtone, généalogie intéressante en revanche de la tradition conservatrice made in QC et du torysme canadien. À côté des simplifications qui entourent Gramsci, toujours lu de seconde main : ce qu’il retire également de J.D. Hunter. Pour ce dernier, la guerre culturelle engage une définition de l’Amérique en mettant en jeu des conflits de normes et de valeurs, divergences morales qui traversent la famille, les médias, l’éducation, la culture, la politique, tracent des lignes de failles à l’intérieur des confessions religieuses comme des sensibilités idéologiques (démocrates – républicains) ; chez Beauregard il s’agit plutôt d’une analyse historique de la recomposition du champ politique dans le Québec postréférendaire. L’idée de « guerre culturelle » ressortit là encore à un abus conceptuel.

BEAUCOUP LU, PEU ÉCRIT

    Beaucoup lu, peu écrit. La guerre des mots commencée, on verra bien où elle me conduira. Désorientation et déprises : inventer une parole en-deçà de la littérature, loin de mes objets familiers et rassurants, en terrae incognitae, expositions et prises de risques, même si derrière les questions d’hégémonie, de libertés publiques, de démocratie, lentrée est toujours celle des discours et d’une éthique et politique du langage. Une manière de renouer avec d’anciens chantiers collectifs inaboutis, qui ont ensemencé malgré tout (cf. Débat et démocratie). En attendant, au milieu de la crise sociale – éducation et santé, – « l’Amérique pleure » comme dit le chanteur disparu, – des dossiers pourris, la relance des guerres identitaires Israël-Palestine, le conflit du gouvernement et des universités anglophones, l’avalanche d’ouvrages sur mon bureau consacre l’ignorance définitive qui est devenue la mienne au fil du temps. Et l’impression que ces trois dernières années entre la crise sanitaire et la crise universitaire ont eu l’intensité d’une décennie. Publication notable de 443 p. cet automne : Greg Lukianoff – Rikki Schlott, The Cancelling of the American Mind (Simon and Shuster, 2023), préface de Jonathan Haidt évidemment. À suivre.

mercredi 1 novembre 2023

EDI : UN DIALOGUE FRANC ET HONNÊTE

      Enfin, mises en ligne les diverses interventions du colloque « EDI : un dialogue franc et honnête », organisé par Martin Drapeau, auquel j’avais participé le 21 avril 2023. Archives de la réflexion qui se poursuit :

- Comment défendre et promouvoir la liberté universitaire : le cas du Québec. Avec le Prof. Yves Gingras, UQAM.

Les programmes de diversité: fonctionnent-ils vraiment? Avec la Prof. Alexandra Kalev, Université de Tel Aviv  - traduction simultanée en français

Existe-t-il des alternatives à l'EDI? Avec le Prof. Dorian Abbot, Université de Chicago, et le Prof. Ivan Marinovic, Université Stanford - traduction simultanée en français.

L’ouverture d’esprit: une vertu intellectuelle? Avec Gina Cormier, Université McGill - traduction simultanée en français.

À l’intersection de l’EDI et de la liberté universitaire (première partie) avec Prof. Martin Drapeau (Université McGill) comme modérateur, Me. Julius Grey (Grey Casgrain Avocats), Prof. Christopher Dummitt (Université Trent), Prof. James Turk (TMU), et Dre Elaine Laberge (Shoestring initiative) - traduction simultanée en français.

 - À l’intersection de l’EDI et de la liberté universitaire (deuxième partie) - traduction simultanée en français.

L’EDI: sommes-nous sur la bonne voie? (première partie) avec Mme. Murielle Chatelier (AQUR), Prof. Arnaud Bernadet (McGill), Prof. Bilkis Vissandjée (Université de Montréal), M. Luc Simard (consultant en EDI) et Prof. M. Potvin (UQAM).

L’EDI: sommes-nous sur la bonne voie? (deuxième partie)

L'EDI dans les universités canadiennes: une table ronde avec Dave D'Oyen, Noah Jarvis, Sonia Orlu et Tanny Marks – avec traduction simultanée en français.

L'AUTOMNE DE MES IDÉES

    Au jour des morts je me réveille, renouant langue et dépouillant le calendrier avant la brisure du demi-siècle. Il faudra revenir sur les micro-événements qui ont nourri les deux mois de l’automne qui vient de s’écouler – fulgurant. À commencer peut-être par quelques publications notables : Isabelle Arseneau, La nostalgie de Laure (Montréal, Léméac) ; Olufemi O. Taiwo, Against Decolonisation. Taking African Agency Seriously (Londres, Hurst). Terminé Londres après Guerre, qui me réconcilient lun et lautre un peu avec Céline. Résistances toujours à la langue, à l’idéologieMais assurément : personne n’avait encore écrit de la sorte. 4 3 2 1 de Paul Auster. Aussi : lecture assidue, longue, éprouvante, complexe de Gramsci. Mise au point sur les guerres culturelles. Reprise de Hunter. La question au Québec, et le détournement gramscien opéré par les conservateurs (Beauregard, etc.) Ils suivent les procédés des néo-réactionnaires français, les années Buisson-Sarkozy. Triangulaire avec les États-Unis. Cette époque pue l’identitaire. Le prisme personnel demeure néanmoins celui de la guerre des mots et de la nouvelle hégémonie discursive, quoi quil en soit. Le chantier va se déplier sur plus d’un an d’écriture. À suivre. 

jeudi 31 août 2023

PROPAGANDE

    


Canadas Woke Nightmare : A Warning to the West (2023). Documentaire d’un journaliste britannique du Telegraph, rival du Guardian : de Vancouver à Montréal, un beau gloubi-bulga agrémenté d’entretiens avec Jordan Peterson. On y mélange la décriminalisation des drogues dures dans l’Ouest avec la gender ideology, Kamloops et le cas des residential schools, l’imputabilité étant sans cesse centrée sur le Premier Ministre et ses « radical reforms » (radical ? Fichtre !) sans prendre garde aux divers paliers décisionnels d’un État fédéral (municipalités, provinces). Non que je tienne le PMC, cet héritier fat, dans mon coeur, loin sen faut. Mais les déclarations relèvent du sottisier habituel, et répondent aux niaiseries symétriques de la gauche woke : « we have become a totalitarian state ». On se demande comment il se fait que lauteur d’une telle phrase peut aussi librement le dénoncer. Déjà-entendu. La séquence a cet intérêt néanmoins qu’outre les tensions qu’elle filtre, un esprit de division loin de l’imaginaire centriste traditionnellement associé au Canada, elle est révélatrice de la manière dont la droite est en train de se réveiller et du backlash en cours. Un point plus intéressant : l’hypothèse selon laquelle le Canada est le pays qui s’est positionné le plus à l’avant du « progressisme » woke, devant la Nouvelle-Zélande et l’Australie même. La version est en effet bien différente de celle des États-Unis. Au tableau manque la question du Québec bien sûr, mais le documentaire est construit du point de vue anglais et anglophone.

lundi 28 août 2023

UNIVERSEL REPORTAGE

Étrange, au fond, ce goût sinon cet engouement pour l’actuelle guerre des mots, qui m’occupe l’esprit depuis deux ou trois ans. Je ne lis plus que cela (ou presque). Être du côté de l’universel reportage plus que de la parole essentielle. En vérité, l’un éclaire l’autre, et réciproquement. Et je ne vois pas comment avancer le dossier langage – cultures – manières, et le passage récent par les sociologies et anthropologies (Durkheim, Bourdieu, De Certeau, etc.) à ce sujet, sans ce vaste champ de réflexion dans lequel, imprudent et mal armé, je barbote joyeusement. Il me semble que je traite du même problème sous un autre angle. Quoi qu'il en soit, j’emmerde la littérature – et les spécialistes de littérature surtout qui, pour le coup, sont dans leur tour d’ivoire à la manière de Gautier contemplant l’émeute qui tempête à sa vitre ou Le-con-te de Lisle – comme si de rien n’était. Fuck off les placets et autres sonnets futiles – que toujours jadore bien entendu. 

CENTRE ET CONSENSUS

    Dans le livre-projet, partir de ce lieu commun du débat à propos du débat, qu’il est nécessairement polarisé, la question des dissensions, des déchirures (Alex Gagnon au Québec ; voir la position conciliatrice de Haidt et Lukianoff, obsédés par les divisions de la société états-unienne), les guerres culturelles (importées ici, et explicitement convoquées par le courant conservateur, Rioux, Beauregard) et ce qui leur est opposé par certains, l’utopie du centre voire de l’extrême-centre (Buzzetti), sans parler même des fantasmes de consensus. Une certaine idée de la démocratie. Une inquiétude aussi sur létat de la conversation démocratique, la qualité critique du débat. N.B. Il serait intéressant à ce titre, et à presque 25 ans d’écart, de reprendre point par point la typologie de Culture Wars : nombre d’arguments similaires sur l’intolérance, les tactiques des deux camps, la diabolisation de l’ennemi (aujourd’hui, c’est mieux on a même les schmittiens de gauche), les stratégies rhétoriques, la difficulté à poser des nuances. Hunter parle d’une « grammaire » du discours public, dont il n’oublie pas de rappeler – ce qui me paraît essentiel – qu’il est produit, contrôlé et manipulé par les élites avant tout. Observer dans le détail aussi les paroles militantes d’universitaires, étudiants, juristes, architectes, politiciens, etc. à ce sujet – comment dans la trame du texte ça se construit. Encore il y a deux jours, Tamara Thermitus sur MLK, empilages d’amalgames, arguments désitués et déshistoriciés. Des comme cela, on en lit chaque jour à la pelle, prévisibles et programmatiques, mais ce serait intéressant d’examiner au plus près les procédés.

NATIONAL, SOCIAL, RACIAL

   Autre livre fort, avec mes contretemps et mes retards. Éric Martin, Un pays en commun (Écosociété, 2017). Comme philosophie politique – des plus classiques on ne peut se tromper, acteur et fondateur du courant Québec solidaire. Reprendre à la droite son bien : le peuple – la nation ; l’enracinement culturel non comme terroir mais résistance aux impérialismes anglo-américains (quid cependant de la leçon deleuzienne ?) ; un « socialisme d’ici » dans la veine de Fernand Dumont, et d’une tradition Révolution tranquille, y compris sur les références anticoloniales qui tournent explicitement le dos à la gauche postmoderne et à ses impasses. Renouage avec Parti pris. Lici déixis du socialisme, je le prends de la sorte, lici-historicité. L’essai de réarticulation entre le social et le national, qu’il importe d’autant plus de souligner que dans le récit actuel s’affrontent explicitement le racial (le progressisme ethnodifférentialiste, de source très anglo-canadienne par ailleurs ; combinable au tournant woke d’une partie de la gauche états-unienne et de la gauche fédéraliste de ce côté-ci) et le national (le conservatisme ethnique canadien-français – Bock-Côté, Rioux et cie). Cette double version (de plus en plus essentialisée), raciale et nationale, a une faiblesse commune : l’historicité du social et des cultures très précisément. Sur ce versant, une des failles du livre est de ne pas mettre en débat le bloc postcolonial-décolonial, qui ne ressortit pas au même paradigme anticolonial Fanon-Memmi des années Parti pris. Et les lignes se sont beaucoup accusées depuis 2017. Mais là encore, comment penser un « pays en commun » et ses trois solitudes, anglaise, française et autochtone sans une théorie des langues et des cultures ?

HISTORICITÉ DU VIVANT

    Achille Mmembe, La communauté terrestre. Lecture jouissive dans la continuité de la Critique de la raison nègre entre autres. Penser les nouvelles façons d’habiter la terre, poursuite de la réflexion sur l’en-commun, dans la perspective plus globale du vivant – des vivants, articulant les questions de justice socioéconomique et l’écologie des territoires. Il faudrait reprendre point par point. Trois zones de résistance, à déplier très certainement : l’ouverture par l’anthropologie africaine et les mythes dit quelque chose de la subsistance du religieux dans l’approche ; et une tendance à la poétisation de la nature qui fait l’économie d’une conceptualisation à certains lieux précis d’achoppement. La réflexion sur l’identité est constamment énoncée à partir des populismes de droite et des suprémacisme raciaux. Soit, mais la question de l’identité et de l’identitaire à gauche est presque passée sous silence, alors qu’elle est représentative des nouvelles polarités idéologiques qui encadrent de plus en plus le débat public. L’assimilation presque constamment négative de l’État, des nations, des peuples à de dangereuses territorialisations-essentialisations, à l’opposé de l’en-commun ou de la communauté terrestre (les paramètres écologiques étant plus spontanément globaux). Le peuple n’est pas à tous les coups le Volk hitlérien ou la version anglosaxonne ultra-blanche du KKK. Vision malgré tout réductrice alors que passée l’euphorie néolibérale depuis 2008 ne cesse de s’entendre précisément un besoin collectif d’État. Et n’étaient les ambiguïtés autoritaires, comme les intérêts entre la santé, le capital et l’État, notamment pour ce qui regarde l’industrie pharmaceutique, la crise sanitaire de 2019-2021 a remis au premier plan le rôle décisionnaire et décisif des gouvernements, avec la question ouverte du bien public. Et pour finir, l’économie majeure dans l’axe du vivant demeure le langage, et les langues, comment penser l’en-commun en dehors de cette condition-là, et corrélativement des rapports langue(s) – culture(s) – peuple(s) – nation(s) ? Si elle remonte au moins à Humboldt, Herder et cie, une telle question appartient à tout sauf au passé. L’historicité du vivant – autrement.